Certains signes ne trompent moins. Il existe des gestes, des regards, des mots qui trahissent d’emblée l’état d’esprit dans lequel on se trouve. On peut vouloir le cacher, biaiser ou louvoyer ; cela est peine perdue. Quelque chose dans notre attitude parle avant nous et fait oublier toutes les explications et autres justifications qu’en vain, on cherchera à formuler. Enchaîner, seul, vodka sur martini, dans un bar miteux alors qu’il n’est même pas midi, figure dans la liste des indics révélateurs. Et Hyun Woo a beau vouloir se défendre et se révolter contre ses affirmations trop réductrices et sans nuance, mais son état d’ébriété trop avancé de lui ne permet pas. Les rares capacités que lui laisse son ivresse sont celles de refermer sa main sur la bouteille d’alcool qui trône devant lui, de l’incliner légèrement de sorte à ce que le liquide coule dans son verre, puis de porter de son autre main le récipient à ses lèvres. Cela n’a l’air de rien, mais le jeune homme semble montrer une certaine ardeur à l’ouvrage. Depuis plusieurs déjà, il répète le même enchaînement ; dans ses gestes, il en ressort presque du mécanisme et de l’automatisme. Ou plutôt : dans cet éternel retour sans fin, ni sens, on ne trouve pas la moindre trace de réflexion ; voilà qui confère ce côté robotique à la chose.

« Yah ! Gamin. Tu ne penses pas que tu devrais arrêter un peu ? T’es là à tout t’engloutir depuis dix heures ? »
« La jeunesse de nos jours… c’est-y pas désolant ? »
« Et, petit, on a tous nos problèmes ? Ca sert à rien de les noyers au fond de son verre, t’sais ? »
« Laissez tomber… je crois qu’il est tellement fait qu’il ne saisit pas le traître mot de ce que l’on raconte, hein, gamin ? »

Il est beau, notre petit génie. Quand il ouvre la bouche, seul un flot de syllabes inarticulées en sorte ; si on lui demandait, le jeune homme n’est pas certain qu’il parviendrait à donner son nom ; son adresse encore moins. Dans ces cas-là, être l’heureux détenteur de trois doctorats en mathématiques et en sciences informatiques ne semble guère aider en les présentes circonstances ; les vapeurs de l’alcool embrument même les neurones les plus performants. Levant maladroitement la main, Hyun Woo se risque à un claquement de doigt. Le barmaid hésite à s’exécuter ; ce môme a l’air vraiment en mauvais point, il ne faudrait qu’il s’effondre, là, maintenant. Il ne veut pas de problème dans son établissement, lui. Des paroles sages de gérant responsable s’apprêtent à franchir ses lèvres, mais le poing du jeune homme qui s’abat avec violence sur le comptoir le coupe dans son élan ; il sursaute puis capitule. Bientôt, une nouvelle bouteille arrive devant Hyun Woo. Celui-ci ne s’en saisit cependant pas immédiatement ; son taux d’alcoolémie rend ses réflexes un peu lents. Dans un soupir, le jeune homme se lève. Tant bien que mal. Il tient à peu près ; mais son premier pas, esquissé vers il ne sait trop où, rompt bien vite son équilibre instable. Il ne titube même, mais chancelle directement ; tout son corps bascule en arrière et s’effondre sur le siège qu’il vient à peine de quitter.

« Hey – c’est Hyunnie chéri, non ? »
« Qui ça ? Uh. Tu le connais cet ivrogne ? »
« Yep… c’est le prof qui m’a fait virer du lycée. Une vraie ordure. Qui mériterait bien qu’on lui refasse le portrait. Mes parents m’ont jeté dehors à cause de ce type. »
« Le soûlard-là ? Il est prof. »
« Plus pour très longtemps si on s’occupe de lui. Avec une jambe en moins, il aura du mal à donner ses cours, la grosse tête. »

On peut s’interroger sur les raisons qui ont conduit à le jeune homme à jouer les piliers de bar, position qui dépareille avec sa bouille enfantine et angélique. Hyun Woo ne les donnera aisément ; n’oublions pas que se rappeler son nom dans l’état lamentable dans lequel il comate en ce moment serait déjà un exploit. Le principal d’intéressé n’étant guère coopératif, on peut toujours tenter avec les moyens du bord. Un coup d’œil au calendrier est déjà éclairant. 23 juin. Pour le commun des mortels, ce jour est sans doute sans importance. Mais la carte d’identité du jeune homme vous indiquera que, pour lui, la date a son importance. Tous les ans, à ce moment, on fête son anniversaire. Et celui de la mort de sa mère. L’ironie du sort… il y a de quoi le rendre malade.

« Alors Lee-saem, z’avez pas quelque chose à nous dire ? Une leçon à nous donner ? »

Il ne sait trop comment ; mais à un moment où à un autre, sa tête a atterri sur le comptoir. La joue contre le bois, il tourne un regard vitreux vers la bande de jeunes qui commencent à l’entourer. Le cercle se ferme peu à peu ; il ne réagit pas tout de suite. Un silence, des regards. De l’anticipation. Puis sa main se referme sur sa bouteille tandis qu’il se verse un nouveau verre. Le chef de bande n’a pas l’air ravi de tant d’indifférence.

Etre gentille, ce n’est pas forcément une qualité ! Non, surtout pour la personne qui l’est. Dans le cas d’Ae Mi, c’est même carrément un poids. Bon d’accord, peut-être que dire que ce n’est pas une qualité est un peu exagéré, mais il est clair et net que la jeune femme l’est beaucoup trop ! Et que forcément, beaucoup de gens en profitent, mais ça, c’est la nature humaine, on ne peut donc pas leur jeter la première pierre. Bref, tout ça pour dire que si la demoiselle se trouvait devant la porte d’un bar à cette heure, c’était pour remettre un colis en mains propres à un certain monsieur No de la part d’un de ses voisins un peu louche…si elle n’avait pas compris que c’était risqué ? Bien sûr que si, elle n’est tout de même pas idiote ! En revanche, elle ne voulait pas faire de la peine à son voisin, parce que justement, c’était son voisin ! Alors, quand celui-ci lui avait dit qu’il était bien trop malade pour se déplacer, Ae Mi s’était elle-même porté volontaire. Après, s’il s’avérait que tout ça tourne mal, elle connaissait quelqu’un dans la police qui pourrait la sortir de là…enfin, elle l’espérait, parce qu’elle était bien consciente que c’était considéré comme de la complicité ! De la complicité par rapport à quoi, ça elle ne pouvait le dire, mais tout de même !

Quoiqu’il en soit, l’étudiante avait beau tenter de se rassurer autant qu’elle le voulait, ça n’en restait pas moins un bar miteux dans lequel elle n’aurait jamais mis les pieds si elle avait eu le choix…mais elle l’avait le choix ! Elle pouvait tout aussi bien tourner les talons, s’en aller et dire qu’elle avait été trop occupée pour faire cette course ! D’ailleurs, ce n’était même pas comme si elle mentait honteusement, puisque c’était le cas ! Mais en même temps, son voisin était bien capable de lui demander de le faire un autre jour, quand elle en aurait le temps. Alors à bien y réfléchir, peut-être valait-il mieux qu’elle le fasse tout de suite, comme ça, elle serait enfin débarrassée de cette corvée ! En attendant, ça faisait bien quinze minutes qu’elle attendait devant la porte pour savoir si elle devait vraiment entrer ou pas, il serait peut-être temps qu’elle agisse !
Bon, ce n’est qu’un aller-retour dans ce bar, elle entre, elle donne le paquet à ce monsieur No et ressort aussi sec, il n’y avait pas mort d’homme, après tout !

Après un long soupir, Ae Mi poussa la porte de l’établissement et se sentit aussitôt assaillie par la forte odeur d’alcool mêlée à…autre chose, elle ne savait trop ce que c’était et pour être très honnête, elle n’avait même pas envie de savoir ! Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle dénotait dans cet environnement avec sa petite robe tout ce qu’il y a de plus chic et ses talons. Non pas qu’elle se soit attendue à trouver une faune différente de celle que l’on croise habituellement dans ce genre d’endroit, mais plus elle y restait, moins elle se sentait à sa place. Et comme pour ajouter à son malaise, l’un des types assis au bar il n’y a pas cinq secondes, venait de s’effondrer lamentablement. Hé ben, à cette heure, si c’était pas pathétique !
Préférant ne rien avoir à faire là-dedans, miss Jeong continua de chercher du regard ledit monsieur No, puisque son cher voisin lui avait donné un descriptif. Seulement, il était difficile de se concentrer sur ce qu’elle avait à faire quand une espèce de gang –oui, le mot était peut-être un peu fort, mais la jeune femme n’y étant pas le moins du monde habituée, elle ne pouvait que se référer à ce qu’elle avait pu voir dans certains films ou certaines série télé.- avait décidé de s’en prendre à ce pauvre type qui s’était écroulé un peu plus tôt. C’est alors qu’elle capta quelques bribes dans la conversation, et cet autre type avait bien dit « Lee » ? En parlant d’un professeur ? Bien sûr, c’est absurde, il y a plus d’un professeur qui s’appelle Lee, mais quand même, ça l’interpellait. En prenant toutes les précautions du monde, la demoiselle se rapprocha un peu pour voir, et c’est là qu’elle reconnut Lee Hyun Woo….comme par hasard ! Non mais il avait vraiment l’art de se mettre dans de ce genre de situations, celui-là ! Et après, il dira encore qu’il n’en a rien à faire de se conseils hein, mais n’empêche que si il l’écoutait parfois, en ce moment même, il ne serait peut-être pas dans une telle posture !
Même que les choses se gâtaient, et que cet idiot continuait de boire comme si de rien n’était, déjà qu’il venait de se prendre un fameux coup ! Bien évidemment, les quelques personnes qui s’étaient regroupées autour de lui l’avait pris comme un affront, et s’apprêtait à réitérer leur exploit. Non, Ae Mi ne voulait pas être mêlée à tout ça, oui, elle pouvait très bien partir ! Mais il n’empêche que son premier réflex fut de se glisser entre Hyun Woo et ses assaillants.

« Vous n’avez pas honte ?! Il n’est même pas capable de se défendre ! »

Bien sûr, ça avait été plus fort qu’elle, il avait fallu qu’elle leur fasse morale, mais c’est vrai ! Depuis quand est-ce qu’on se battait contre quelqu’un qui était seul et dans un sal état, hum ? Et le code de l’honneur dans ce genre truc, il n’existait pas ?
Celui qui servait de chef à toute la bande ricana avant d’essayer de l’écarter, lui faisant bien comprendre que ça ne la regardait pas. Ce qui était criant de vérité, après tout ! Cependant, Ae Mi ne bougea pas d’un pouce, s’attirant les foudres de toute la troupe, mais puisque finalement le gérant s’était rallié à sa cause, menaçant d’appeler la police si ils ne quittaient pas tout de suite le bar, ils n’eurent d’autre choix que de quitter l’endroit. Sur ce, la jeune femme se tourna vers le professeur.

« T’es vraiment irresponsable, tu sais ça, Lee Hyun Woo ? Qu’est-ce qu’il se serait passé si je n’étais pas intervenue, hein ? »

Sans plus de cérémonie, elle lui retira le verre des mains, le rendit, ainsi que la bouteille au barman. Qu’il se plaigne donc si il voulait, elle n’en avait absolument rien à faire !

« Monsieur prendra un café. »

Il ne lui restait plus qu'à s'occuper de lui, maintenant.
Tiens, étrangement, la raison pour laquelle elle était là à la base lui était complètement sortie de la tête, et peut-être que ce n’était pas plus mal comme ça !